ORIGINE
En 1968, Il y a 50 ans, naissait le jeu vocal au sein du Chœur et de la Maîtrise de Radio France, une histoire riche d’évènements multiples à la radio avec la création d’un département associant création (Concerts-Lectures), recherche (l’atelier de recherche vocale) et pédagogie avec François Delanlande (Éveil à la musique, les Enfants d’Orphée, Microcosmos, l’Oreille en colimaçon). Des émissions régulières (France Musique, France-Culture), de nombreux documents, réalisations et enregistrements en sont la trace et en témoignent.
Le jeu vocal s’est développé dans les milieux professionnels et amateurs du chant et a même pénétré l’école.
Plusieurs évènements marquent cet anniversaire. Au Conservatoire de Paris (le CNSM) :
– L’Atelier de composition de jeu vocal ouvert aux étudiants du conservatoire, lancé en 2015
– L’Atelier public de jeu vocal hebdomadaire au CNSMDP qui a débuté le 4 octobre 2018. Ouvert au public, aux formateurs (enseignants, chanteurs…) et aux migrants tous les lundi soirs.
– Mise en œuvre de la mission confiée par le Ministère de la Culture au Centre Européen du Jeu Vocal dont l’objet est le développement de la pratique chorale à l’école au moyen du jeu vocal. Il s’agit de former des formateurs en partenariat avec des organismes (CFMI, conservatoires, universités, associations…) concernés par ces actions.
Ajoutons qu’en 1968 également était créée au CNSM la classe de composition électroacoustique et de recherche musicale par Pierre Schaeffer avec Guy Reibel à ses côtés, en développement permanent et intégrée dans l’enseignement de la composition. Des évènements liés par la chronologie et la philosophie générale.
Le Traité du jeu vocal
En 1984 était publié sous le titre « Jeux musicaux- Volume 1-Jeux Vocaux » le premier essai sur le jeu vocal aux Éditions Salabert.
Titre inapproprié, car il n’y eu jamais de volume 2 consacré aux jeux instrumentaux. Bonne idée, après de nombreuses hésitations, de supprimer tout « laïus » inutile, pour centrer cette présentation sur le seul principe de chacun des 159 jeux, accompagné d’un dessin pour stimuler l’imagination des joueurs. Bonne idée qui a lancé l’idée d’une notation dessinée, ouvrant l’imagination à une forme de création globale incluant le geste, les mouvements et l’énergie du corps. C’est certainement une des raisons de son succès, en dépit d’une commercialisation désastreuse, comme beaucoup de publications contemporaines !
L’ouvrage vient d’être réédité sans que l’auteur en soit informé, (peut-être même pas l’éditeur lui même ?) sans la moindre réactualisation, qui en auraient favorisé la diffusion, avec de surcroît des erreurs dans la présentation….
Cette situation absurde me donne l’envie de refaire cet ouvrage sur le même principe, avec des améliorations, des actualisations, et un titre approprié.
Dans sa présentation actuelle, l’ouvrage comporte une introduction et 4 parties :
1- Énergie-espace
2- les dimensions du son : hauteurs-masses, profils dynamiques, sons ponctuels, couleurs voyelles, attaques consonnes,
3- lectures chantées-parlées : introduction, opérations globales, superpositions mélodico-rythmiques, phrases mots et phonèmes
4- Autour de l’idée musicale, principes et incitations.
De brefs extraits seront présentés régulièrement sur ce site, dans un ordre plus ou moins aléatoire, mais immédiatement utilisables, et dont l’ensemble reconstituera peu à peu l’ouvrage dans sa totalité en assemblant les morceaux du puzzle, prêt à être réédité.
Deux jeux pour commencer. Un jeu sur des tenues fluctuantes :
ÉCARTS
(mélange et émergence)- 4 à 12 participants
Installer un unisson absolu (hommes et femmes sur la même hauteur réelle) puis brefs glissandos individuels pour quitter et revenir sur l’unisson, les femmes par en dessus, les hommes par en dessous. Jouer sur la vitesse du glissando, sur la vitesse d’éloignement de l’unisson.
Cette fluctuation autour d’une hauteur repère fixe, courante dans certaines musiques extra-européennes met en évidence la force d’attraction qui existe entre deux sons de hauteur différentes, et ce, d’autant plus que l’intervalle avec le son repère est petit. Cette instabilité des micro-intervalles est une « valeur musicale » dont certaines musiques (les musiques de l’Inde par exemple) jouent avec raffinement.
La permanence de la hauteur repère rend possible cet affinement du jeu et de l’écoute des petits intervalles, et de toutes les formes (dessins et vitesses) de trajectoires autour du repère. Il y a là tout un univers de possibilités à exploiter.
Dessin 27
KALEIDOSCOPE- FIGURES MOBILES
(gestes d’un meneur) De 8 à 16 participants en 1 ou 2 groupes
Le texte qui sert de référence est le suivant :
J’AIME
J’aime glisser j’aime chambarder
J’aime entrer j’aime soupirer
J’aime apprivoiser les chevelures furtives
J’aime chaud j’aime ténu
J’aime souple j’aime infernal
J’aime sucré mais élastique le rideau des sources vitrifiantes
J’aime perle j’aime peau
J’aime tempête j’aime prunelle
J’aime phoque bienveillant baigneur au long cours
J’aime ovale j’aime luttant
J’aime luisant j’aime brisant
J’aime fumante l’étincelle soie vanille bouche à bouche
J’aime bleu j’aime connu-connaissant
J’aime paresseux j’aime sphérique
J’aime liquide tambour battant soleil s’il chacelle
J’aime à gauche j’aime au feu
J’aime à cause j’aime aux confins
J’aime à jamais plusieurs fois une seule
J’aime librement j’aime nommément
J’aime isolément j’aime scandaleusement
J’aime pareillement obscurément uniquement
ESPÉRÉMENT
J’aime j’aimerai
Une même phrase est découpée en mots, affectés chacun à un participant. En variant l’ordre des mots (gestes du meneur) et la façon de les chanter-parler, (même type de variations très contrastées) , se crée une image de la phrase constamment renouvelée. Le nombre de participant dépend du nombre de mots dans la phrase choisie.
Participant 1 : j’aime
Participant 2 : apprivoiser
Participant 3 : les
Participant 4 : chevelures
Participant 5 : furtives
…………………………………
dessin 148
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Les Archétypes du langage
La réflexion sur les archétypes musicaux est née peu à peu au cours de nombreuses aventures artistiques et humaines. Après le « bain fondamental » au Groupe de Recherches Musicales dans les années 60 puis la « radiophonie » sont apparues les entreprises liées à l’éveil musical avec en particulier le jeu vocal, qui développe l’invention musicale au plan fondamental aussi bien pour les amateurs, les enfants en particulier que les musiciens professionnels entraînés.
C’est en développant les jeux que s’est imposée à moi la nécessité d’un lien entre l’idée musicale, au sens le plus général, et quelque chose de fondamental que l’on peut nommer un archétype au sens premier de ce terme. En plus, le terrain d’expérience des jeux vocaux a immédiatement établi des connexions avec le langage, inséparable de toute expression vocale. Le chant est lié, dès l’origine, aux mots, phrases, textes liturgiques…Chanter et parler relèvent d’un même geste, d’une même origine, et se sont immédiatement mêlés dans les jeux vocaux, comme dans tous les répertoires chantés de toutes les musiques. Les jeux d’invention vocale permettent de mettre en évidence cette relation d’une façon particulièrement sensible par le vécu de l’expérience individuelle et collective.
Dans leur expression spontanée, les voix chantent, « mélodisent », vocalisent, rythment et parlent aussi. Et le verbe qu’elles expriment va bien au delà du sens habituel des mots, de l’immédiateté de l’onomatopée ou de la violence du cri.
Bernard Ucla, homme de lettre et écrivain passionné comme moi par la thématique du langage, compagnon de longue date, a observé ces jeux et livré quelques commentaires dès leur débuts.
À l’image linéaire d’un temps qui n’égrènerait qu’un mince parcours mélodique, les découverts de ces dernières années opposent la riche verticalité d’un instant plein puisant en profondeur, perçant d’innombrables couches jusqu’à atteindre au plus intérieur, et au delà. Ainsi la découverte des archétypes musicaux, ainsi une conscience nouvelle du mot, îlot d’un archipel innombrable, ou plutôt, selon le mot de Mallarmé, astre d’une constellation. Jamais in n’a tant parlé des « connotations », comme si chaque impact ponctuel ne faisait qu’appuyer sur une touche, faisant naître toutes sortes d’accords et de dissonances.
Une nouvelle compréhension de la lecture apparaît puisqu’on a toujours lu de la sorte – mais une lecture plus consciente. À travers l’apparente linéarité, l’apparente irréversibilité du phénomène musical ou du texte écrit, une vision en relief qu’il serait insuffisant de n’aborder que par la perception. C’est quand il chante et quand il parle, quand il danse et quand il joue que l’homme perçoit le mieux la circulation des sèves de la racine aux sommités, et l’unité de l’ensemble. La profondeur est une conquête de la création et non une donnée de la perception. Il n’est plus de double nature du temps quand il est vécu par le corps, plus d’ineffable. Dans l’acte de créer, tout se tient, tout se dit.
Les poètes ont pressenti la « non linéarité » du texte écrit, (définissons-le pour l’instant par la négative) et que toute perception à facettes multiples était une plongée vers les profondeurs. La parole du poète n’est pas inintelligible comme on le prétend trop souvent. Elle ne se dispense pas du sens premier pour aller au plus court, bien au contraire, elle y sacrifie. Mais le long parcours qui passe par le sens premier mène bien au-delà. Il y a une double, une triple lecture qui court à travers l’œuvre. Double dans le calligramme par exemple, à la fois forme et sens, multiple, comme dans le coup de dé mallarméen où le parcours en labyrinthe, de hasards en hasards, conduit à la constellation finale.
Rien de gratuit dans ce jeu de miroirs. L’image répétée, amplifiée, répercutée à l’infini, résonne dans tout l’espace intérieur, de l’espace du corps à celui de l’esprit, sans brûler aucune étape, et surtout pas la démarche intellectuelle de la perception sans laquelle il n’est que chaos et ignorance.
Jeu bien sûr, avec une finalité de plaisir, jeux par leur liberté, que ces lectures simultanées, décalées, superposées, etc, mais jeux dénués d’arbitraire puisqu’à l’instar du calligramme, ils réintroduisent le sens à un autre niveau, comme le calligramme répétait par l’image le message du texte. Ici, la musique ne défait le texte que pour le reconstruire non plus par le symbole iconique, mais par les schémas énergétiques, gestuels, sous-jacents. La démarche est analogue.
Bernard Ucla n’en est pas resté là et a entrepris une véritable recherche sur les origines du langage qu’il a publiée une dizaine d’années plus tard dans l’ouvrage Phonème et latéralité (Ed Textimus).
Il résume lui-même la trame de son ouvrage : « en édictant sans preuve certaine, peut-être sans avoir cherché cette introuvable preuve que le « signe était arbitraire », la linguistique était non seulement placée en marge du déterminisme, fondement de la science incompatible avec la notion du « non motivé » , c’est à dire l’art d’un effet sans cause, elle était surtout passée à côté d’un phénomène essentiel dans la compréhension de l’homme. En se tenant ferme sur de faux principes, la linguistique a fait reculer la connaissance de ce qu’elle aurait pu et dû révéler à l’homme en quête des origines qui le situent de façon si singulière dans l’univers, et partant, des fondements de sa pensée, dont le langage est bien plus que le véhicule.
Une fois écartées les fausses théories du mot- onomatopée et du mot- signal, qui en effet, stérilisent la recherche des motivations du langage, il restait, dans la perspective de Socrate qui le premier définit le mot comme outil à s’interroger sur l’essentiel. À supposer qu’il existe une relation déterminée entre le signifiant et le signifié, c’est à dire entre sens et son, il faut d’abord rechercher les premiers signifiés bruts dont l’expression était rendue nécessaire par le développement des industries humaines qui présidèrent à la naissance de la conscience humaine. L’anthropologie, même si elle s’interdit d’aborder la question de la linguistique refuse de poser un éclairage précieux à cette quête.
Nous apprenons ainsi que la maîtrise des outils n’a pu apparaître isolément et s’est constituée au sein d’un système qui s’est structuré aux origines de l’homme. C’et ce que Leroi-Gourhan appelle la redistribution fonctionnelle. L’homo erectus, abandonnant la quadrupédie, et ne recourant que de façon très occasionnelle à ses membres antérieurs dans la locomotion, rend ces derniers disponibles pour des activités manuelles. Ce faisant, il libère la bouche, ancien outil de préhension, désormais mobilisable pour la communication. C’est dans cette vaste redistribution fonctionnelle que s’est développée simultanément la latéralisation et le langage. (C’est à Marcel Jousse que revient le mérite d’avoir compris la relation qui existait entre les deux, même s’il n’est pas allé jusqu’au bout de son propos). L’activité de transformation autrefois centrée sur l’axe du corps lorsqu’elle était assurée presqu’exclusivement par les dents passe par une main directrice (généralement la droite, sans qu’on sache avec précision les raisons de cette préférence chez la majorité des sujets).
C’est ici qu’interviennent les données de l’ethnologie. La latéralisation n’a pas seulement pour effet d’armer une main directrice réduisant l’autre main au rôle d’auxiliaire (essentiellement l’immobilisation de l’objet à transformer). Elle est fortement chargée de sens. La répartition gauche ou droite des sexes, des aliments, des objets de culte est un fait de société universel, même si l’on observe des variations dans leur distribution. Secondairement, l’espace et le temps se structurent selon les deux axes du corps redressé : haut et bas, gauche et droite (c’est l’origine de nos points cardinaux). L’homme projette sur l’espace extérieur sa propre structure et y intègre toutes les données sociales. La latéralisation se révèle ainsi un formidable outil de sémantisation, un inépuisable réservoir notionnel.
Comment ce passage de la latéralisation du corps dans l’activité outillée à des champs de signification socialisés s’est-il opéré ? Par le transfert fonctionnel. Ainsi la main droite, héritant de la fonction dévolue aux dents, l’activité de transformation, s’associe par là au projet, à l’avenir etc. En revanche, la main gauche, immobilisant l’objet brut comme autrefois les membres antérieurs devient durablement la main du passé, passé fonctionnel mais aussi passé de la matière brute avant sa mise en œuvre. On voit donc le corps se sémantiser, et en même temps qu’il se charge de sens, orienter l’action, l’espace où elle se situe, les notions qu’elle engendre.
Ce sont ces signifiés du corps qui se sont associés dans la communication verbale, à des sons articulés. Une fois défini ce module corporel et les champs sémantiques dont les « points cardinaux » polarisent les virtualités par des oppositions binaires (avant arrière, haut et bas, gauche et droite) , il est possible de formuler l’hypothèse de champs « phonémiques » susceptibles de traduire les notions brutes en sons élémentaires. Le M, consonne maternelle, ordonnant les champs « originels » de main gauche, (comme l’on pressenti l’intuition poétique et toutes les traditions) et la percussion dentale s’associant spontanément aux diverses actions de la main droite frapper, lancer, et. Ainsi se mettent en place les bases d’un système originel qui évoluera vers la complexité et la différenciation sans qu’on puisse sans qu’on puisse exclure la persistance d’invariants du langage dans l’apparent babélisme des langues.
Au-delà du langage, c’est non seulement la pensée humains mais aussi la sensibilité, les émotions, l’imagination créatrice (comme l’a si lumineusement révélé Gaston Bachelard) qui se sont stucturées grâce au module originel. Les « quatre éléments » de la physique archaïque ne sont rien d’autre qu’une rationalisation hasardeuse de ce rapport au corps sans lequel rien ne sen fat de vrai ni de durable dans un univers construit par l’homo sapiens à sa propre mesure, comme le savaient déjà les anciens Grecs. Le langage, la littérature, les arts plastiques, la musique même sont nés dans ce moule, même s’ils tendent à s’en libérer ? C’est qu’il n’est pas un carcan pour la pensée mais le plus grand générateur de sens, de sons, d’images, que l’homme ait eu en son pouvoir pour concevoir, créer et ordonner ».
Signification symbolique des phonèmes
À partir des recherches de Bernard Ucla, on peut imaginer de nombreuses pistes qui n’ont sans doute aucune rigueur scientifique (tant mieux !) mais qui peuvent stimuler l’imagination. A titre d’exemple, en voici une proposée par Bernard Ucla que nous avons utilisée dans une œuvre commune, La Naissance du Verbe
1- Phonèmes natifs ou de gauche, ou d’intériorité
M : Signification : motricité infantile, rapport à la mère, vie intra-utérine, également eau, océan, féminité, intuition, groupe, ensemble, origine, rapports sociaux, repli sur soi, intériorité, point d’origine du mouvement.
N : naissance, premiers pas, autonomie, force latente, négation et refus, maladresse, gaucherie, esquisse du mouvement
B : intériorité, abri, creux, boule, bosse, sphère, redondance, rebondissement
V : ondulation, vague, reflux, altérité, vide.
2- Phonèmes d’extension ou de droite
T : but à atteindre, obstacle à frapper, objectif, complémentarité, hostilité, coup, point d’arrivée du mouvement
D : direction, orientation, pénétration, blessure, douleur, dard, flèche, don, direction du mouvement ou pénétration oblique
R : feu, lumière, vibration, mouvement en général (F+R, T+K, K+R…), effort, force en action, prolongation ou durée du mouvement
L : sinuosité , enroulement, déroulement, liquidité, fluidité, sensualité, écoulement, éloignement, disparition, dissolution, mouvement courbe ou dégradé, s’éloignant vers l’extérieur
3- Phonèmes du haut
P : énergie potentielle, pas de gros déplacement, puissance, pouvoir, paternité, poussée ascensionnelle, verticalité, empire, domination, primauté, orgueil, peur pression, pression de haut en bas, mouvement vers le haut ou venu du haut
F : souffle, relâchement progressif de pression, fuite, flux, affaissement, tourbillon, frottement, mouvement descendant.
S : souffle violent, aigu, sifflement, vitesse, violence, agression, tournoiement, mouvements vifs dans le haut
Z : souffle, perte de vitesse, évaporation, évanescence.
4- Phonèmes du bas (ou phonèmes matériels)
K : choc violent sur une surface dure, cassure, coup de pioche ou de pic, dureté en retour, résistance, minéral, mouvement violent vers le bas
J : du pâteux au liquéfié, jus argile, être à terre, gésir, jeter, ordure, mouvement vers le bas à faible énergie.
Le Signe, extrait de l’ouvrage PHONÈME ET LATÉRALITÉ de Bernard Ucla en lecture ici.
L’Espace du corps, deuxième extrait en lecture ici.