Conversations

La création musicale à partir des partitions dessinées
Un petit récit de mon expérience à l’Atelier de Composition de Jeu Vocal

Henrique Cantalogo,
Septembre 2022

 

Chères lectrices, chers lecteurs,

Dans ce texte – le premier d’une série d’articles écrits par différents pratiquants du Jeu Vocal explorant différentes questions liées à cette pratique – je présenterai un court récit de l’expérience que j’ai eue après avoir suivi l’Atelier de Composition de Jeu Vocal animé par Guy Reibel au Conservatoire National Supérieur de Paris (CNSMDP) entre 2017 et 2020. Je profiterai de ce texte pour évoquer quelques aspects de la notation dessinée développée par Guy Reibel et enseignée par lui dans cet atelier. Pour finir, je présenterai ma pièce vocale ‘Amazônia’, écrite, ou mieux, dessinée en 2019 dans ce même cadre.

  1. L’Atelier de composition de Jeu Vocal

L’Atelier de composition de Jeu Vocal était un atelier animé par Guy Reibel entre 2015 et 2020 au Conservatoire de Paris, ouvert aux étudiants des classes d’écriture, de composition, aux chanteurs, aux instrumentistes, et à tous les désireux de découvrir et pratiquer le Jeu Vocal, sous la forme d’un chant improvisé qui mène à la composition sous des formes originales.
Pour moi, heureuse surprise de pouvoir découvrir puis participer à cet atelier, après avoir déjà beaucoup entendu parler de Jeu Vocal et de la recherche de Guy Reibel lors de mon passage dans la classe de composition de José Augusto Mannis – ancien élève de Guy Reibel au CNSMDP – à l’Université d’État de Campinas (UNICAMP), Université au Brésil où j’ai fait une partie importante de mes études en musique.


©Ferrante_Ferranti_CNSMDP

            Le but central de cet atelier était de composer, à partir de la pratique du Jeu Vocal, des musiques accessibles à tous, chanteurs amateurs ou professionnels, utilisant des notations dessinées originales. Généralement, les activités suivantes étaient développées lors de chaque séance :

  • Sessions d’improvisation collective basées sur la pratique du jeu vocal
  • Exercices d’écriture dessinée tirés des idées qui ont émergé au cours des improvisations réalisées
  • Lecture des exercices d’écriture de chaque étudiant et discussion critique ultérieure
  • Écoute des pièces vocales de compositeurs tels que Alain Moëne, Alexandros Markeas, Guy Reibel, Luis Naon, Maurice Ohana, parmi d’autres
  • Projets de création en partenariat avec l’ensemble vocal du CNSMDP dirigé par Catherine Simonpietri et avec l’Atelier Public de Jeu Vocal dirigé par Guy Reibel et Christophe Grapperon


©Ferrante_Ferranti_CNSMDP

            Pendant ces séances, nous partions de trouvailles éphémères apparues pendant les improvisations pour aller vers la fixation de ces idées dans une forme d’écriture originale et personnelle, avec le défi d’arriver à une forme d’écriture accessible à des chanteurs amateurs et immédiatement claire dans la communication de ces idées musicales.

 

Au cours de ces presque trois années de participation à cet atelier, j’ai pu non seulement composer une série de pièces qui ont été créées en concert¹, mais aussi découvrir et participer à la création de plusieurs pièces des collègues ayant également suivi cet atelier. J’ai pu suivre de près l’évolution de chacun face au défi de s’approprier un langage totalement nouveau. Ont participé à cet atelier les compositeurs Florestan Labourdette, Hugo Mace, Philippe Hattat, Hamish Houssain, Floriane Dardard, Valentin Escande et Thomas Menuet. L’atelier avait également la présence fréquente de Valérie Aimard, artiste qui collabore avec Guy Reibel et qui enrichit énormément l’univers du Jeu Vocal à travers son expérience de violoncelliste et mime.


Extrait de la partition Regarde le ciel (2017)


2. Les partitions dessinées²

Dessiner la musique ; susciter, par un dessin, la réalisation d’une idée musicale avec le corps et la voix ; fixer une idée musicale à travers une notation non traditionnelle, sans l’enfermer dans un monde de codes et formalismes ; voici quelques questions liées à ce puissant outil de création musicale, créé, développé et enseigné par Guy Reibel depuis les années 1960. Conçue en principe comme une manière de garder une trace de ce phénomène si éphémère qu’est le Jeu Vocal, la notation dessinée part d’une idée centrale qui est le mouvement.
Dans la pratique du Jeu Vocal, pour ceux qui le connaissent ou l’ont déjà expérimenté, le corps, la voix et le geste sont des dimensions indissociables qui, emballées par une situation de jeu, créent un terreau fertile pour l’émergence d’idées musicales  à l’état brut. Ces idées – empreintes fidèles du corps et de l’être de celui qui les produit, et donc libres, imprévisibles, uniques – posent des problèmes lorsque nous souhaitons les fixer sur un support durable comme la partition. Et la bonne question que Guy Reibel s’est posée face à l’envie de faire des « partitions de jeu vocal », encore aux débuts de cette pratique dans les années 1960, a été : « Comment ne pas tuer l’idée et le vivant du jeu avec l’écriture ? ».
Il n’est pas faux que la notation traditionnelle en partition telle qu’elle est pratiquée en Occident depuis quelques siècles, ajouté à la tentation de prescrire le plus grand nombre de paramètres sonores dans leurs moindres détails (tentation très présente dans certains courants musicaux du siècle dernier), peut enfermer l’idée musicale dans une espèce de cage et la rendre moins vivante. Dans une partition où tout est calculé, tout doit être précis, tout doit être exprimé par l’écriture, l’interprète perd de façon symptomatique son espace de jeu, et finit par fonctionner beaucoup plus comme un exécutant : l’interprète exécute l’idée musicale.


Extrait de la partition de Coagulation, de Guy Reibel

            De plus, visuellement, l’aspect pointilliste de la notation traditionnelle, avec son agencement de lignes, traits et boulettes, risque de ne pas raconter grand-chose en un coup d’œil aux non-initiés (voire même faire peur !) ; dans ce cas, la musique écrite en partition, avec ses modulations d’énergie et ses mouvements virtuels cachés par un système de codes complexes, se dévoile aux initiés seulement après de longues années d’études de solfège.
C’est dans ce sens que Guy Reibel a vu dans le dessin une solution compatible à l’envie de noter du Jeu Vocal, car le dessin est capable d’inciter chez l’interprète ce qui dans le Jeu Vocal est fondamental : le geste, le mouvement, le jeu.
L’idée que le geste et le mouvement sont des éléments communs au corps, à la voix, au son et au dessin est formidable. Curieux de cette perception de Guy Reibel dans le processus de développement de ce langage, je lui ai demandé comment cette idée était née ; si c’était grâce à un professeur, ou à une étude en particulier, et il répond :

Guy : « Ça vient de ma maladresse personnelle. Je suis quelqu’un de pas très adroit physiquement, et j’ai toujours eu envie de diriger des chœurs, mais je suis quelqu’un de pas souple, je suis raide. Maintenant j’ai relativement réussi à dominer ça, (il est temps !), mais à l’époque j’étais vraiment comme un manche à balai et je me rappelle, pour arriver à assouplir j’ai dû beaucoup bosser. Tout ça je le sentais musicalement en tant que chef de chœur. »
Henrique : « Et c’est là que vous avez vu que les gestes ont une conséquence directe dans le son et dans la musique ? »
Guy : « Ah oui, complètement ! Parce que je le sentais ! C’est mon sentiment intérieur qui a corrigé mon expression corporelle et qui a contribué à changer ça pas mal. »
Henrique : « Et cette conscience, par conséquent, a ouvert un nouveau champ de recherche pour vous… »
Guy : « Oui ! … et je pense que c’est souvent dans les domaines où on a des lacunes qu’on peut faire plus de progrès et aller plus loin. »

            Ainsi, c’était à travers son expérience en tant que chef de chœur que Guy Reibel a pressenti un lien entre son, corps et notation à travers le geste. Avec cela, il initie une longue et riche production qui explore l’utilisation de la notation dessinée dans la musique vocale, qui part de pièces telles que Le Roi de l’Ile (1968) et Poème Alternance (1969), en passant par Langages Imaginaires (1980), Rabelais ou La naissance du verbe (1990), Le roi de papier (2005), et plus récemment la collection Musaïchœurs (2018) ; liste non-exhaustive. Cette façon de composer inventée par Guy prend un nouvel élan avec la transmission de ce langage à différentes générations de compositeurs et compositrices qui ont eu le privilège d’étudier avec lui et qui aujourd’hui s’en inspirent et s’approprient cet outil pour exprimer leur propre univers musical.

  1. Un parallèle avec Apollinaire

Pendant la période à laquelle j’ai participé à son atelier, Guy Reibel a souvent associé ce type d’écriture musicale dessinée au travail du poète Guillaume Apollinaire dans ses Calligrammes.

           

Calligramme d’Apollinaire et un extrait de la pièce homonyme de Guy Reibel

            Dans ce recueil de poésie concrète publié en 1918 et intitulé Calligrammes, Guillaume Apollinaire présente une série de poèmes dessinés – textes mis en mouvement – et avec cela lance une proposition visionnaire qui possède des passerelles très intéressantes avec la notation musicale dessinée comme proposée par Guy Reibel. En commentant son intérêt pour les Calligrammes, Guy raconte : « Je m’y suis accroché car rares sont les poètes qui ont une approche dans cet esprit-là, où il y a le dessin, le mouvement, donc je me suis dit : celui-là je ne vais pas le laisser passer ». L’intérêt pour l’œuvre d’Apollinaire a donné lieu à la création en 1994 de la pièce Calliphones, une commande de Radio France pour 12 voix. Nous pouvons également trouver dans le recueil Musaïchoeurs (vol. 1) la pièce Un cigare allumé qui fume, directement inspirée du poème homonyme de Guillaume Apollinaire.
C’est Apollinaire lui-même qui définit ses Calligrammes d’une manière très intéressante, et qui enrichit notre regard sur cet outil de création musicale inventé par Guy. Dans « L’esprit nouveau et les poètes », une conférence prononcée au Vieux-Colombier le 26 novembre 1917, Apollinaire a donné cette définition à ses Calligrammes :

« Les artifices typographiques poussés très loin avec une grande audace ont l’avantage de faire naitre un lyrisme visuel qui était presque inconnu avant notre époque. Ces artifices peuvent aller très loin encore et consommer la synthèse des arts de la musique, de la peinture et de la littérature. »³

            On dirait qu’Apollinaire a prévu l’émergence des partitions dessinées ! J’apprécie cette définition d’Apollinaire et partage sa vision sur le lyrisme visuel que la typographie et la mise en espace du poème peuvent générer. Cette même notion peut être appliquée aux partitions dessinées. Les dessins, remplis d’une charge lyrique, possèdent un fort pouvoir incitateur chez les interprètes. Incité par une notation qui met l’idée en mouvement, on lit différemment, on réalise cette idée différemment.


Extrait de la pièce Chevelure, de Guy Reibel

 

  1. Amazônia (2019)

« Amazônia » est une pièce sous forme de jeu vocal en cinq épisodes. Sa création est inspirée par la situation calamiteuse que traverse la forêt amazonienne ces dernières années, dans un processus de destruction galopante motivé par ce que beaucoup appellent le « progrès ». Sa création a été réalisée pendant la période où j’ai suivi l’Atelier de composition de Jeu Vocal avec Guy Reibel au CNSMDP.


© Araquém Alcântara / Amazônia

            Sa construction est basée sur l’utilisation de différents phonèmes qui évoquent, par leur sonorité et leurs valeurs symboliques et archétypales associées, différents éléments de la forêt : le cycle des eaux, sa riche biodiversité, son réseau de relations, son potentiel de guérison et, finalement, sa disparition progressive. Chaque épisode est construit à partir d’un ensemble croissant et différent de phonèmes, partant de l’utilisation d’un seul phonème dans le premier épisode jusqu’à en atteindre plusieurs dans le dernier épisode.
Conçue pour un groupe d’au moins six chanteurs et un meneur (qui peut également être un chanteur), la pièce utilise entièrement un système de notation dessinée, qui a d’abord été créé à la main et est ensuite passé par une édition à l’ordinateur avec le logiciel Adobe Illustrator.
La version ici présentée a été enregistrée le 14 décembre 2019, à la Salle Maurice Fleuret, au Conservatoire National de Paris (CNSMDP), et a été interprétée par Henrique Cantalogo, Izabelle Chaloub, Lucienne Deschamps, Serge Korolitsiski, Joseph Di Mora, Christophe Grapperon, Joëlle Barbat et Guy Reibel.

       

Pour finir ce texte, je vous présente, chers lecteurs et chères lectrices, la préface de cette partition puis chaque épisode séparément sous la forme d’une vidéo avec quelques commentaires.


Amazônia (2019) – pièce vocale en cinq épisodes / Henrique Cantalogo

La Forêt Amazonienne, patrimoine écologique qui abrite la plus grande biodiversité de la planète et demeure de plusieurs tribus isolées de notre société, subit depuis quelques siècles une destruction cupide au nom du progrès. Surtout ces dernières années, elle a subi une série d’incendies dont une partie importante a été criminellement volontaire. Motivés par des raisons économiques (l’exploration du bois, des pierres précieuses et surtout la création de pâturages pour le bétail) ces incendies atteignent un point critique le 10 août 2019, le jour qui est devenu « Le jour du feu ».

 Cette pièce, conçue et réalisée fin 2019, présente les sons de cette Forêt, chantés par les corps, les voix et les souffles de quelques chanteurs en cinq épisodes.

 

  • Episode n. 1 – La danse des vents (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

/SH/

Une danse : peut-être celle des feuilles des arbres touchées par les vents ; peut-être celle des vents eux-mêmes sur un immense tapis vert. L’épisode explore l’univers gestuel des vagues.

 

  • Episode n. 2 – Les insectes (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

/TK/ /ZZ/

… des petits pas d’insectes et des mouches errantes constituent ce vif tableau …

 

  • Episode n. 3 – La pluie sur la rivière (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

/P/ /POU/ /PLOUM’P/

Cet épisode explore l’univers des eaux : la pluie et ses sons de gouttes, plosives, qui grossissent de plus en plus ; et la rivière, lisse, fluide, immersive.

 

  • Episode n. 4 – Les cigales (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

 /BZ/ /TZ/ /KS/ /PS/

De façon obstinée, presque mécanique, les cigales chantent et strient le temps et l’espace.

 

  • Episode n. 5 – Le jour du feu (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

Ce dernier épisode récupère tous les matériaux qui ont été chantés durant la pièce et les présente de manière à ce que l’auditeur puisse les entendre tous en même temps pour la première fois, à la manière d’un écosystème : un réseau, où cohabitent tous les sons présentés jusque-là. Ensuite, le feu apparait, se répand dans toutes les directions, et élimine progressivement les sons d’autrefois avec une force dévastatrice.

 


¹ Pendant ma participation à cet atelier, j’ai composé les pièces Regarde le ciel (2017), Divide et Impera (2018), La balle est dans le champ du silence (2018), Souffles (2018), Facture Fracture (2019) et Amazônia (2019)

² Pour la réalisation de cette section du texte, je me suis appuyé sur un interview réalisée avec Guy Reibel à son domicile à Paris le 10 août 2022, ainsi que sur les textes et le contenu du DVD « Dessine-moi la musique ».

³ PEIGNOT, 1978, p. 3.

 

Bibliographie

APOLLINAIRE, Guillaume. Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1913-1916.

MANNIS, José Augusto. Ensaio sobre gesto, princípio e ideia musical – Parte 1: ‘Pensar’ prescindindo do raciocínio lógico. In: Seminário Música Ciência e Tecnologia, 3., 2008.

PEIGNOT, Jérôme. Du Calligramme. Paris, Chêne, 1978.

REIBEL, Guy. Dessine-moi la musique. DVD. Filmé par Beatriz Heyligers. Editions l’Artchipel. Paris, 2016.

REIBEL, Guy. Jeux musicaux 1 : Jeux vocaux – essai sur l’invention musicale, Salabert, Paris, 1984.