Conversations

Jeu Vocal et Phonétique

Philippe Hattat,
Juin 2024

1. Le Jeu Vocal étant lié par son concept-même à la voix, il l’est aussi directement au reste de l’appareil phonatoire humain, c’est-à-dire à l’ensemble des organes et des muscles nécessaires à toute production vocale. La discussion proposée dans les lignes qui suivent se focalisera non pas sur les autres sujets que l’on peut aborder en discutant du Jeu Vocal, comme le geste, le rapport au corps, la fixation écrite des idées musicales, etc., qui méritent des discussions séparées, mais sur l’appareil phonatoire seulement.
La découverte du Jeu Vocal – grâce aux ateliers animés par Guy Reibel au CNSMDP à partir de 2015 – a été un stimulant catalyseur d’idées : mes premières expériences dans le ‘chant sauvage’ m’ont bien montré que ce que je savais déjà de la richesse sonore des capacités de l’appareil phonatoire était ‘musicable’, créant un pont entre la musique et ma passion fortement prononcée pour la linguistique – notamment la phonétique, ce qui concerne les sons du langage.
Il existe évidemment des passerelles entre le Jeu Vocal et la phonétique, déjà parmi les jeux imaginés par Guy Reibel. Par exemple les divers jeux sur les mots et leurs syllabes, comme les bégaiements, peuvent être comptabilisés parmi ces passerelles : le texte y est découpé en petites entités, les syllabes, et devient une matière phonique, perdant partiellement ou complètement le sens dont il était doté. Ce principe de segmentation peut s’appliquer à plus petite échelle, en séparant les constituants de la syllabe, les phones ; ceci est partiellement réalisé dans les glissements vocaliques, qui sont une ébauche de jeu purement phonétique mais aussi prétexte à écouter le spectre particulier de chaque voyelle et de la transition de l’une à une autre.

2. Une connaissance un peu approfondie de la phonétique laisse entrevoir la richesse de ce que l’appareil phonatoire est capable pour la communication verbale, ainsi que de ce qui nous est connu par les langues attestées. En voici un panorama succinct.
On doit d’abord bien différencier la phonétique de la phonologie : la première étudie les sons en tant qu’entités acoustiques produites par une entité physique (les phones), tandis que la seconde analyse ces sons en tant qu’ils appartiennent à un système (les phonèmes). La première étudie aussi l’altération de ces sons au fil de l’existence d’une langue, aboutissant dans les siècles qui suivent à de nouvelles langues. L’exemple le plus proche de nous et l’un des mieux connus est l’évolution du latin (ou plutôt ses variantes dites ‘vulgaires’, parlées par le vulgus, le peuple, et non la caste dirigeante ou la haute société) en les diverses langues romanes (français, italien, espagnol, etc.), grâce à une abondante histoire écrite pour une grande part d’entre elles.
On distingue plusieurs points d’articulation, des lèvres (bilabial, labio-dental) au fond de la gorge (pharyngal, épiglottal, glottal) avec tous les intermédiaires (dental, alvéolaire, … palatal, … vélaire, uvulaire), ainsi que plusieurs manières d’articulation (occlusif, fricatif, affriqué, approximant, etc.), et diverses phonations (sourd, sonore, glottalisé, murmuré, etc.). L’Alphabet Phonétique International présente tous les sons possibles dans une charte contenant les symboles principaux et des signes dits ‘diacritiques’ ; les tableaux des consonnes et des voyelles sont organisés de façon à représenter schématiquement l’espace de la cavité buccale et les positions occupées par les sons lors de leur émission. Dans les chartes de l’API, certaines cases sont vides : les phonèmes qu’on y attendrait n’existent pas naturellement dans les langues connues attestées et décrites mais sont tout à fait productibles par l’appareil phonatoire ; les cases grisées indiquent quant à elles des phonèmes physiologiquement impossibles. L’API est en outre enrichi d’une charte de symboles pour les troubles de la parole.
Parmi les choses remarquables que les langues nous enseignent en ces matières et qui m’intéressent en premier lieu, on retiendra :

  • La multiplicité des systèmes phonologiques, d’abord par la quantité de phonèmes qu’une langue peut posséder (du pirahã [1] au rotokas [2] ou au hawaïen qui n’ont respectivement que 10, 11 et 13 phonèmes [3] – pour les inventaires les plus restreints – à des langues comme l’oubykh [4] qui compte 84 phonèmes consonantiques pour seulement 2 ou 3 voyelles phonologiques, ou le !Xóõ (ou Taa) de l’Ouest [5] dont l’analyse phonologique – encore incertaine – inclut entre 87 et 163 phonèmes consonantiques, dont entre 43 et 111 consonnes clicks [6] divisées en 23 séries), ou par la distribution de certains types de phonèmes (certaines langues ignorent des phonèmes qui nous sont familiers comme le k, le l, etc., tandis que d’autres sont riches en phonèmes qui nous sont totalement inconnus).
  • La diversité des réalisations d’un même phonème, c’est-à-dire ses allophones – ce qu’étudie justement la phonétique et non la phonologie –, selon le contexte des sons qui lui sont adjacents ; cela peut se faire à travers une étude synchronique (c’est-à-dire à un point temporel précis) d’une langue. Cela est spécifique à chaque idiome, voire même à chaque personne.
  • La variété des évolutions phonétiques, par une étude diachronique (à travers le temps) ; c’est-à-dire qu’un son devient un autre son en quelques générations. Certaines familles linguistiques sont caractérisées par des développements assez lents (comme les langues sémitiques d’où proviennent hébreu et arabe, ou bien les langues salishanes sur la côte Pacifique nord-américaine), mais d’autres par un rythme bien plus rapide (comme le français et les parlers d’oïl, par rapport à d’autres langues romanes) rendant parfois leurs origines plus difficilement recouvrables. Pour ne citer que deux exemples de langues à évolutions extrêmes (et sans aucun doute rapides) mais particulièrement équivoques : 1) l’arménien [7], dont le chiffre « 2 » erku (en arménien classique, auj. prononcé yerku) et le nom du « frère » ełbayr proviennent régulièrement du proto-indo-européen [8] *dwō « 2 » [9] (qui donne aussi l’anglais two, le latin duō et donc le français deux) et *bhrātēr (en découle l’anglais brother, ainsi que le latin frātēr d’où français frère [10]) ; 2) l’arapaho [11], dont les termes nóúbee « mouche », hóuu « corbeau » et nóóku « lièvre » sont les descendants directs et réguliers du proto-algonquien *sakimeˑwa « moustique », *kaˑkaˑkiwa « corneille » et *waˑposwa « lièvre » [12] [13].

3. Musique et linguistique ont commencé à se côtoyer dans mon parcours vers 2005, mais ce n’est que depuis récemment que j’ai cherché à les mettre en relation dans mes compositions. Le Jeu Vocal a été un déclencheur d’une démarche créative pour chercher une façon intéressante de les mêler, ce qui s’est fait assez naturellement grâce à la phonétique.
J’ai par exemple cherché à plusieurs reprises des manières de faire apparaître le texte comme émergeant d’un ‘chaos phonique’. Un projet inachevé aujourd’hui mis de côté, La Mort du Soleil pour chœur mixte et piano à quatre mains (2017), sur le poème du même nom tiré des Poèmes barbares de Leconte de Lisle, était constitué d’une longue introduction dans laquelle je choisissais de faire apparaître une substance phonétique complexe menant au texte lui-même à partir d’une simple respiration par le nez – qu’on nommerait, en lexique phonétique, une fricative naréale ingressive puis égressive. En voici les deux premiers systèmes :

Manuscrit de La Mort du Soleil, systèmes 1 et 2

    Une autre pièce, restée à l’état de projet abandonné, partait de prémisses semblables – soit l’apparition progressive d’un grand nombre de phonèmes –, mais à partir de la nasale bilabiale [m] ; à la différence du projet précédent, la voix chantée existait dès l’action primordiale, et les phonèmes aboutissaient volontairement à un texte incompréhensible, à ce qui ressemblait plutôt à une soupe de phonèmes intriquée dans des gestes musicaux que je trouvais finalement caricaturaux.
Un projet ayant abouti à une création en Salle Maurice Fleuret du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (CNSMDP) en décembre 2018, Linéaments pour deux chœurs (dont l’un constitué de chanteurs amateurs, et chacun avec un meneur), piano et percussions (joués par le même musicien, qui est le meneur principal), m’avait fait chercher une voie créative différente. Je m’étais amusé à imaginer que les chœurs réagiraient à ce qui sortait des divers instruments, avec des règles spécifiques régissant une reproduction totale ou partielle de séquences improvisées par le percussionniste-pianiste-meneur ; ainsi fallait-il ‘imiter’ des séquences contenant des sons de wood-blocks, de grosse caisse, de cymbale sizzle et de tam-tam, ainsi que le zingage des cordes graves du piano mises en vibration puis effleurées par un mug. Le lien avec la phonétique est certes indirect, mais il y avait nécessité que chaque chanteur utilise au mieux les possibilités de son appareil phonatoire sans qu’une notation (qui aurait été complexe, au demeurant) soit nécessaire. Le plus intéressant était de voir la personnalité de chaque chanteur transparaître par les choix qu’il ou elle faisait lors de ces reproductions sonores spontanées ; la première répétition de la pièce en a été particulièrement instructive, stimulante et même impressionnante ! Une autre séquence élaborait toute une texture en imitation au premier chœur à partir d’un carcan restreint de phonèmes choisis pour leurs caractéristiques auditives, créant un fourmillement progressif, sur des gestes musicaux simples.
Mes projets plus récents en cours d’élaboration tentent des approches nouvelles, en partie grâce à l’accumulation de connaissances que j’ai pu faire en phonétique depuis. Parmi eux, Hiémale pour 6 voix solistes a cappella, sur le poème Sub urbe de Paul Verlaine(tiré de ses Poèmes saturniens), est basée un certain nombre de développements textuels (dislocation syllabique, redistribution spatiale, etc. pour lesquels voir le chapitre suivant) et phonétiques (voix murmurée / breathy voice, voix craquée / creaky voice, lénition et allophonies, etc.) avec lesquels je tente de créer au cours du déroulement de l’œuvre des alliages aboutissants à des textures nouvelles, surtout si ces différents éléments sont combinés jusqu’aux limites physiologiques. Intervient aussi le lip whistling, c’est-à-dire un sifflement au niveau des lèvres, pour lequel je demande qu’il soit produit simultanément au chant, sur les voyelles arrondies /u/ et /y/ ; le sifflement en tant que phonème consonantique est d’ailleurs connu, par exemple, dans certaines langues bantoues d’Afrique australe comme le shona [14]. J’utilise aussi le chant avec une émission vocale ingressive, c’est-à-dire que l’air n’est pas expiré, comme à l’accoutumée, mais inspiré ; celle-ci provoque un timbre plus frêle et plus instable. Certains passages impliqueront de produire des hauteurs, très précises ou suggérées, sans l’aide des cordes vocales (stimmlos), mais juste avec la forme de la cavité buccale, de la langue et des lèvres, ce qui revient à intoner le souffle.
Un autre projet entamé récemment, Vois elle pour chœur mixte, violoncelle et basson, sur deux poèmes d’Arthur Rimbaud, prend un autre parti phonétique en développant, en sus d’une dislocation syllabique à la manière de la pièce précédente, de l’émission vocale ingressive, dans des contextes différents de ceux d’Hiémale, un genre de ‘shifting’ articulatoire, c’est-à-dire l’évolution progressive de certains phonèmes à d’autres ; en somme, je me sers du principe de l’évolution phonétique comme processus compositionnel, en prenant soin de choisir des cheminements inspirés des phénomènes d’évolutions phonétiques connus par la diachronie (la lénition utilisée dans Hiémale est aussi, en quelque sorte, un ‘shifting’ articulatoire).

4. Une approche savante du domaine de la phonétique n’est bien sûr pas nécessaire quand il est affaire de Jeu Vocal, que l’on sait lié plus souvent à l’éphémère de la création instantanée, mais cela montre qu’on ignore bien souvent de quoi nous sommes capables avec notre appareil phonatoire et qu’il faut le découvrir par l’expérimentation. L’appareil phonatoire est, en fin de compte, un instrument aux possibilités presqu’infinies, qui se travaille et s’entraîne au même titre qu’un instrument extérieur au corps. Nous appliquons fréquemment dans le Jeu Vocal, par habitude, ce dont nous sommes culturellement dotés, ce que nous avons coutume de prononcer, notre langue maternelle avec sa phonologie, parfois ses onomatopées. Mais le Jeu Vocal est riche de toutes les possibilités évoquées plus haut : il suffit de s’en rendre compte et chercher à cultiver cette approche au-delà de notre routine articulatoire.
Quelques suggestions d’expérimentations pour le Jeu, afin de conclure, constituées sur le principe phonétique (les motifs musicaux sont évidemment selon l’envie, et on peut superposer avec certains jeux plus mélodiques déjà connus), dont certaines font partie des éléments utilisés dans mes projets actuels.

  • ‘Écartèlement’ articulatoire

Consiste à énoncer le texte lentement, en discernant chaque composante phonique les unes des autres et à les prononcer longues et/ou ‘forcées’, toute nuance (stable ou évolutive) étant possible, soit à la libre décision des chanteurs, soit à la suggestion du meneur. Fonctionne tant avec un petit groupe de solistes, si l’on souhaite une texture claire et aérée, qu’avec un grand groupe, si on veut créer une texture massive et chargée. Cette façon d’énoncer le texte existe d’ailleurs dans le répertoire contemporain, par exemple dans Gesänge-Gedanken mit Friedrich Nietzsche pour voix et ensemble de Philippe Manoury :

Philippe Manoury, Gesänge-Gedanken mit Friedrich Nietzsche, partie de Voix, mes. 73-75

  • Dislocation syllabique et redistribution spatiale

De la même manière que l’exemple ci-dessus, en passant de l’échelle des syllabes à celle des phones, chaque composante phonique d’un texte devient une entité propre. Le meneur décide, au geste, d’attribuer ces phonèmes à des groupes (au moins 3) préalablement formés au sein du chœur ; les phonèmes qu’ils devront articuler pourront être librement distribués par le meneur, à moins qu’il ne décide de leur donner le rôle, par exemple, de prononcer les voyelles pour un, et les consonnes pour un autre. Les phonèmes de chaque onset et nucleus de syllabe peuvent être prononcés un à un ou simultanément, et la coda – si elle existe – se prononce avant l’onset de la syllabe suivante ou simultanément à lui [15]. Pour illustrer et clarifier la chose :

  • Variabilité de roulement

Entonner tout en faisant rouler les lèvres, la langue ou la luette. Ces sons existent dans l’API : il s’agit des consonnes roulées (ou trilles) bilabiales, coronales et uvulaires [ʙ], [r], [ʀ]. Aucune langue ne distingue des vitesses de vibration des consonnes trillées, elles peuvent juste être sonores ou sourdes/dévoisées, mais dans un contexte d’usage non-communicationnel des seuls phones, on peut tout de même chercher à varier la vitesse du roulement par le contrôle de la force musculaire de l’organe employé.

  • Émission ingressive

Le chant et la parole sont, comme on le sait, produits en expirant l’air des poumons vers la cavité buccale et/ou nasale. Inspirer sert normalement à remplir d’air les poumons, mais on peut également faire vibrer les cordes vocales de cette façon. La production d’une hauteur musicale est plus difficile car le son est moins stable et plus fatigant à produire (assèchement des cordes vocales ; fréquemment déglutir ou revenir en émission égressive), mais le timbre créé mérite de s’y attarder.

  • Shifting’ articulatoire

Que l’on me pardonne cette incursion intrusive de l’anglais. Il s’agit simplement de passer d’un phonème à un autre de façon progressive. C’est le fait même de l’évolution phonétique dans les langues naturelles, mais celle-ci répond normalement à des principes spécifiques nombreux et complexes qu’il n’est besoin ni de connaître ni de respecter dans un cadre de création et d’expérimentation musicales. Je propose de donner à ces shifting une enveloppe dynamique et rythmique caractérisée, à la libre décision du meneur ; il s’agira au moins de réarticuler plusieurs fois le son, pour que le shifting soit audible. Plusieurs types de shifting sont possibles :
– d’un point d’articulation à un autre, par ex. d’une dentale (comme [t]) à une vélaire (comme [k]) ;
– d’une manière d’articulation à une autre, par ex. d’une occlusive (comme [p]) à une fricative (comme [f] qui est labio-dentale comme en français ou [φ] qui est bilabiale) ;
– d’une phonation à une autre, par ex. d’une consonne sonore (comme [b]) à une consonne sourde (comme [p]) ;
– une combinaison libre des précédents ;

Je préconise que ce Jeu soit fait par un groupe de ‘solistes’ plutôt que par un groupe compact, pour la limpidité auditive. Un autre groupe peut créer un fond sonore sur n’importe quel jeu déjà existant.

 

[1] Langue amazonienne du Brésil, aujourd’hui un isolat linguistique.

[2] Langue de Papouasie-Nouvelle-Guinée parlée sur l’Île de Bougainville.

[3] En rotokas et en pirahã, il y a une importante allophonie, augmentant le nombre de phones apparents.

[4] Anciennement parlé dans le Caucase, appartenant à la famille abkhazo-adyguienne.

[5] Une langue africaine parlée au Botswana et en Namibie.

[6] Phonèmes typiques des langues d’Afrique australe.

[7] Parler d’origine indo-européenne, langue officielle de l’Arménie.

[8] En linguistique, proto- s’utilise pour nommer la langue originelle d’une famille linguistique. Par exemple, l’ancêtre des langues germaniques (d’où découlent l’anglais, l’allemand, le néerlandais, les langues scandinaves, etc.) est le proto-germanique, mais on peut remplacer proto- par la postposition de l’adjectif commun, pour indiquer que la langue en question était celle d’un groupe de population indivis, ainsi dira-t-on aussi germanique commun, indo-européen commun.

[9] Lois phonétiques : *dw > *rk > prothèse vocalique erk en position initiale (car le phonème r est impossible en cette position) ; *ō (qui est un o long) > u(prononcé comme le français ou).

[10] Lois phonétiques : régulièrement *bh > b, *eh2 > ; (qui est un e long) > > i~y ; *t > *θ (soit un th à l’anglaise) > disparaît ; *bhr- > métathèse *rb- > prothèse vocalique *erb- ; *erb- > ełb- à cause de la présence d’un autre r dans le mot.

[11] Langue des grandes plaines des Etats-Unis d’Amérique, appartenant à la famille algonquienne.

[12] Lois phonétiques : *s et *w > n à l’initiale ; *k disparaît ; *p > k postérieurement à la disparition d’un *k originel ; *m > b devant ; *a > ; *i > u qui est prononcé comme un i un peu fermé [ɨ] ; *-wa disparaît ; etc.

[13] Certaines de ces lois phonétiques trouvées en note 9, 10 et 12 paraissent absurdes ou impossibles, mais il ne faut pas croire que *s / *w > n ou *dw > erkdirectement sans étapes intermédiaires.

[14] Orthographiés sv et zv, et transcrits dans l’API par ⟨s͎⟩ et ⟨z͎⟩, ou bien ⟨s̫⟩ et ⟨z̫⟩ labialisées voire ⟨sᶲ⟩ et ⟨zᵝ⟩ avec coarticulation labiale. Les articulations diffèrent entre les langues qui possèdent ces sons dans leur inventaire phonologique.

[15] Par exemple, un mot comme perche est syllabé [ˈpɛʁ.ʃə] – si l’on choisit de prononcer le e muet – ou [ˈpɛʁʃ], dans lesquels [p] est l’onset (c’est-à-dire l’initiale) et [ɛ] le nucleus (qui est aussi le pic de sonorité de la syllabe). Dans le premier cas, la coupe syllabique s’applique entre les deux consonnes du cluster [ʁʃ], et [ʁ] devient la coda, tandis que [ʃ] devient l’onset de la syllabe suivante ; dans le second cas, monosyllabique, comme typiquement en français standard parlé, on a une coda complexe [ʁʃ], qui pour les besoins musicaux du Jeu pourra rester telle quelle (il y aurait même moyen, avec un peu d’entraînement, de prononcer simultanément les deux phones) ou bien être elle-même divisée.

 

 

La création musicale à partir des partitions dessinées
Un petit récit de mon expérience à l’Atelier de Composition de Jeu Vocal

Henrique Cantalogo,
Septembre 2022

 

Chères lectrices, chers lecteurs,

Dans ce texte – le premier d’une série d’articles écrits par différents pratiquants du Jeu Vocal explorant différentes questions liées à cette pratique – je présenterai un court récit de l’expérience que j’ai eue après avoir suivi l’Atelier de Composition de Jeu Vocal animé par Guy Reibel au Conservatoire National Supérieur de Paris (CNSMDP) entre 2017 et 2020. Je profiterai de ce texte pour évoquer quelques aspects de la notation dessinée développée par Guy Reibel et enseignée par lui dans cet atelier. Pour finir, je présenterai ma pièce vocale ‘Amazônia’, écrite, ou mieux, dessinée en 2019 dans ce même cadre.

  1. L’Atelier de composition de Jeu Vocal

L’Atelier de composition de Jeu Vocal était un atelier animé par Guy Reibel entre 2015 et 2020 au Conservatoire de Paris, ouvert aux étudiants des classes d’écriture, de composition, aux chanteurs, aux instrumentistes, et à tous les désireux de découvrir et pratiquer le Jeu Vocal, sous la forme d’un chant improvisé qui mène à la composition sous des formes originales.
Pour moi, heureuse surprise de pouvoir découvrir puis participer à cet atelier, après avoir déjà beaucoup entendu parler de Jeu Vocal et de la recherche de Guy Reibel lors de mon passage dans la classe de composition de José Augusto Mannis – ancien élève de Guy Reibel au CNSMDP – à l’Université d’État de Campinas (UNICAMP), Université au Brésil où j’ai fait une partie importante de mes études en musique.


©Ferrante_Ferranti_CNSMDP

            Le but central de cet atelier était de composer, à partir de la pratique du Jeu Vocal, des musiques accessibles à tous, chanteurs amateurs ou professionnels, utilisant des notations dessinées originales. Généralement, les activités suivantes étaient développées lors de chaque séance :

  • Sessions d’improvisation collective basées sur la pratique du jeu vocal
  • Exercices d’écriture dessinée tirés des idées qui ont émergé au cours des improvisations réalisées
  • Lecture des exercices d’écriture de chaque étudiant et discussion critique ultérieure
  • Écoute des pièces vocales de compositeurs tels que Alain Moëne, Alexandros Markeas, Guy Reibel, Luis Naon, Maurice Ohana, parmi d’autres
  • Projets de création en partenariat avec l’ensemble vocal du CNSMDP dirigé par Catherine Simonpietri et avec l’Atelier Public de Jeu Vocal dirigé par Guy Reibel et Christophe Grapperon


©Ferrante_Ferranti_CNSMDP

            Pendant ces séances, nous partions de trouvailles éphémères apparues pendant les improvisations pour aller vers la fixation de ces idées dans une forme d’écriture originale et personnelle, avec le défi d’arriver à une forme d’écriture accessible à des chanteurs amateurs et immédiatement claire dans la communication de ces idées musicales.

 

Au cours de ces presque trois années de participation à cet atelier, j’ai pu non seulement composer une série de pièces qui ont été créées en concert¹, mais aussi découvrir et participer à la création de plusieurs pièces des collègues ayant également suivi cet atelier. J’ai pu suivre de près l’évolution de chacun face au défi de s’approprier un langage totalement nouveau. Ont participé à cet atelier les compositeurs Florestan Labourdette, Hugo Mace, Philippe Hattat, Hamish Houssain, Floriane Dardard, Valentin Escande et Thomas Menuet. L’atelier avait également la présence fréquente de Valérie Aimard, artiste qui collabore avec Guy Reibel et qui enrichit énormément l’univers du Jeu Vocal à travers son expérience de violoncelliste et mime.


Extrait de la partition Regarde le ciel (2017)


2. Les partitions dessinées²

Dessiner la musique ; susciter, par un dessin, la réalisation d’une idée musicale avec le corps et la voix ; fixer une idée musicale à travers une notation non traditionnelle, sans l’enfermer dans un monde de codes et formalismes ; voici quelques questions liées à ce puissant outil de création musicale, créé, développé et enseigné par Guy Reibel depuis les années 1960. Conçue en principe comme une manière de garder une trace de ce phénomène si éphémère qu’est le Jeu Vocal, la notation dessinée part d’une idée centrale qui est le mouvement.
Dans la pratique du Jeu Vocal, pour ceux qui le connaissent ou l’ont déjà expérimenté, le corps, la voix et le geste sont des dimensions indissociables qui, emballées par une situation de jeu, créent un terreau fertile pour l’émergence d’idées musicales  à l’état brut. Ces idées – empreintes fidèles du corps et de l’être de celui qui les produit, et donc libres, imprévisibles, uniques – posent des problèmes lorsque nous souhaitons les fixer sur un support durable comme la partition. Et la bonne question que Guy Reibel s’est posée face à l’envie de faire des « partitions de jeu vocal », encore aux débuts de cette pratique dans les années 1960, a été : « Comment ne pas tuer l’idée et le vivant du jeu avec l’écriture ? ».
Il n’est pas faux que la notation traditionnelle en partition telle qu’elle est pratiquée en Occident depuis quelques siècles, ajouté à la tentation de prescrire le plus grand nombre de paramètres sonores dans leurs moindres détails (tentation très présente dans certains courants musicaux du siècle dernier), peut enfermer l’idée musicale dans une espèce de cage et la rendre moins vivante. Dans une partition où tout est calculé, tout doit être précis, tout doit être exprimé par l’écriture, l’interprète perd de façon symptomatique son espace de jeu, et finit par fonctionner beaucoup plus comme un exécutant : l’interprète exécute l’idée musicale.


Extrait de la partition de Coagulation, de Guy Reibel

            De plus, visuellement, l’aspect pointilliste de la notation traditionnelle, avec son agencement de lignes, traits et boulettes, risque de ne pas raconter grand-chose en un coup d’œil aux non-initiés (voire même faire peur !) ; dans ce cas, la musique écrite en partition, avec ses modulations d’énergie et ses mouvements virtuels cachés par un système de codes complexes, se dévoile aux initiés seulement après de longues années d’études de solfège.
C’est dans ce sens que Guy Reibel a vu dans le dessin une solution compatible à l’envie de noter du Jeu Vocal, car le dessin est capable d’inciter chez l’interprète ce qui dans le Jeu Vocal est fondamental : le geste, le mouvement, le jeu.
L’idée que le geste et le mouvement sont des éléments communs au corps, à la voix, au son et au dessin est formidable. Curieux de cette perception de Guy Reibel dans le processus de développement de ce langage, je lui ai demandé comment cette idée était née ; si c’était grâce à un professeur, ou à une étude en particulier, et il répond :

Guy : « Ça vient de ma maladresse personnelle. Je suis quelqu’un de pas très adroit physiquement, et j’ai toujours eu envie de diriger des chœurs, mais je suis quelqu’un de pas souple, je suis raide. Maintenant j’ai relativement réussi à dominer ça, (il est temps !), mais à l’époque j’étais vraiment comme un manche à balai et je me rappelle, pour arriver à assouplir j’ai dû beaucoup bosser. Tout ça je le sentais musicalement en tant que chef de chœur. »
Henrique : « Et c’est là que vous avez vu que les gestes ont une conséquence directe dans le son et dans la musique ? »
Guy : « Ah oui, complètement ! Parce que je le sentais ! C’est mon sentiment intérieur qui a corrigé mon expression corporelle et qui a contribué à changer ça pas mal. »
Henrique : « Et cette conscience, par conséquent, a ouvert un nouveau champ de recherche pour vous… »
Guy : « Oui ! … et je pense que c’est souvent dans les domaines où on a des lacunes qu’on peut faire plus de progrès et aller plus loin. »

            Ainsi, c’était à travers son expérience en tant que chef de chœur que Guy Reibel a pressenti un lien entre son, corps et notation à travers le geste. Avec cela, il initie une longue et riche production qui explore l’utilisation de la notation dessinée dans la musique vocale, qui part de pièces telles que Le Roi de l’Ile (1968) et Poème Alternance (1969), en passant par Langages Imaginaires (1980), Rabelais ou La naissance du verbe (1990), Le roi de papier (2005), et plus récemment la collection Musaïchœurs (2018) ; liste non-exhaustive. Cette façon de composer inventée par Guy prend un nouvel élan avec la transmission de ce langage à différentes générations de compositeurs et compositrices qui ont eu le privilège d’étudier avec lui et qui aujourd’hui s’en inspirent et s’approprient cet outil pour exprimer leur propre univers musical.

  1. Un parallèle avec Apollinaire

Pendant la période à laquelle j’ai participé à son atelier, Guy Reibel a souvent associé ce type d’écriture musicale dessinée au travail du poète Guillaume Apollinaire dans ses Calligrammes.

           

Calligramme d’Apollinaire et un extrait de la pièce homonyme de Guy Reibel

            Dans ce recueil de poésie concrète publié en 1918 et intitulé Calligrammes, Guillaume Apollinaire présente une série de poèmes dessinés – textes mis en mouvement – et avec cela lance une proposition visionnaire qui possède des passerelles très intéressantes avec la notation musicale dessinée comme proposée par Guy Reibel. En commentant son intérêt pour les Calligrammes, Guy raconte : « Je m’y suis accroché car rares sont les poètes qui ont une approche dans cet esprit-là, où il y a le dessin, le mouvement, donc je me suis dit : celui-là je ne vais pas le laisser passer ». L’intérêt pour l’œuvre d’Apollinaire a donné lieu à la création en 1994 de la pièce Calliphones, une commande de Radio France pour 12 voix. Nous pouvons également trouver dans le recueil Musaïchoeurs (vol. 1) la pièce Un cigare allumé qui fume, directement inspirée du poème homonyme de Guillaume Apollinaire.
C’est Apollinaire lui-même qui définit ses Calligrammes d’une manière très intéressante, et qui enrichit notre regard sur cet outil de création musicale inventé par Guy. Dans « L’esprit nouveau et les poètes », une conférence prononcée au Vieux-Colombier le 26 novembre 1917, Apollinaire a donné cette définition à ses Calligrammes :

« Les artifices typographiques poussés très loin avec une grande audace ont l’avantage de faire naitre un lyrisme visuel qui était presque inconnu avant notre époque. Ces artifices peuvent aller très loin encore et consommer la synthèse des arts de la musique, de la peinture et de la littérature. »³

            On dirait qu’Apollinaire a prévu l’émergence des partitions dessinées ! J’apprécie cette définition d’Apollinaire et partage sa vision sur le lyrisme visuel que la typographie et la mise en espace du poème peuvent générer. Cette même notion peut être appliquée aux partitions dessinées. Les dessins, remplis d’une charge lyrique, possèdent un fort pouvoir incitateur chez les interprètes. Incité par une notation qui met l’idée en mouvement, on lit différemment, on réalise cette idée différemment.


Extrait de la pièce Chevelure, de Guy Reibel

 

  1. Amazônia (2019)

« Amazônia » est une pièce sous forme de jeu vocal en cinq épisodes. Sa création est inspirée par la situation calamiteuse que traverse la forêt amazonienne ces dernières années, dans un processus de destruction galopante motivé par ce que beaucoup appellent le « progrès ». Sa création a été réalisée pendant la période où j’ai suivi l’Atelier de composition de Jeu Vocal avec Guy Reibel au CNSMDP.


© Araquém Alcântara / Amazônia

            Sa construction est basée sur l’utilisation de différents phonèmes qui évoquent, par leur sonorité et leurs valeurs symboliques et archétypales associées, différents éléments de la forêt : le cycle des eaux, sa riche biodiversité, son réseau de relations, son potentiel de guérison et, finalement, sa disparition progressive. Chaque épisode est construit à partir d’un ensemble croissant et différent de phonèmes, partant de l’utilisation d’un seul phonème dans le premier épisode jusqu’à en atteindre plusieurs dans le dernier épisode.
Conçue pour un groupe d’au moins six chanteurs et un meneur (qui peut également être un chanteur), la pièce utilise entièrement un système de notation dessinée, qui a d’abord été créé à la main et est ensuite passé par une édition à l’ordinateur avec le logiciel Adobe Illustrator.
La version ici présentée a été enregistrée le 14 décembre 2019, à la Salle Maurice Fleuret, au Conservatoire National de Paris (CNSMDP), et a été interprétée par Henrique Cantalogo, Izabelle Chaloub, Lucienne Deschamps, Serge Korolitsiski, Joseph Di Mora, Christophe Grapperon, Joëlle Barbat et Guy Reibel.

       

Pour finir ce texte, je vous présente, chers lecteurs et chères lectrices, la préface de cette partition puis chaque épisode séparément sous la forme d’une vidéo avec quelques commentaires.


Amazônia (2019) – pièce vocale en cinq épisodes / Henrique Cantalogo

La Forêt Amazonienne, patrimoine écologique qui abrite la plus grande biodiversité de la planète et demeure de plusieurs tribus isolées de notre société, subit depuis quelques siècles une destruction cupide au nom du progrès. Surtout ces dernières années, elle a subi une série d’incendies dont une partie importante a été criminellement volontaire. Motivés par des raisons économiques (l’exploration du bois, des pierres précieuses et surtout la création de pâturages pour le bétail) ces incendies atteignent un point critique le 10 août 2019, le jour qui est devenu « Le jour du feu ».

 Cette pièce, conçue et réalisée fin 2019, présente les sons de cette Forêt, chantés par les corps, les voix et les souffles de quelques chanteurs en cinq épisodes.

 

  • Episode n. 1 – La danse des vents (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

/SH/

Une danse : peut-être celle des feuilles des arbres touchées par les vents ; peut-être celle des vents eux-mêmes sur un immense tapis vert. L’épisode explore l’univers gestuel des vagues.

 

  • Episode n. 2 – Les insectes (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

/TK/ /ZZ/

… des petits pas d’insectes et des mouches errantes constituent ce vif tableau …

 

  • Episode n. 3 – La pluie sur la rivière (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

/P/ /POU/ /PLOUM’P/

Cet épisode explore l’univers des eaux : la pluie et ses sons de gouttes, plosives, qui grossissent de plus en plus ; et la rivière, lisse, fluide, immersive.

 

  • Episode n. 4 – Les cigales (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

 /BZ/ /TZ/ /KS/ /PS/

De façon obstinée, presque mécanique, les cigales chantent et strient le temps et l’espace.

 

  • Episode n. 5 – Le jour du feu (cliquer sur l’image pour regarder la vidéo)

Ce dernier épisode récupère tous les matériaux qui ont été chantés durant la pièce et les présente de manière à ce que l’auditeur puisse les entendre tous en même temps pour la première fois, à la manière d’un écosystème : un réseau, où cohabitent tous les sons présentés jusque-là. Ensuite, le feu apparait, se répand dans toutes les directions, et élimine progressivement les sons d’autrefois avec une force dévastatrice.

 


¹ Pendant ma participation à cet atelier, j’ai composé les pièces Regarde le ciel (2017), Divide et Impera (2018), La balle est dans le champ du silence (2018), Souffles (2018), Facture Fracture (2019) et Amazônia (2019)

² Pour la réalisation de cette section du texte, je me suis appuyé sur un interview réalisée avec Guy Reibel à son domicile à Paris le 10 août 2022, ainsi que sur les textes et le contenu du DVD « Dessine-moi la musique ».

³ PEIGNOT, 1978, p. 3.

 

Bibliographie

APOLLINAIRE, Guillaume. Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1913-1916.

MANNIS, José Augusto. Ensaio sobre gesto, princípio e ideia musical – Parte 1: ‘Pensar’ prescindindo do raciocínio lógico. In: Seminário Música Ciência e Tecnologia, 3., 2008.

PEIGNOT, Jérôme. Du Calligramme. Paris, Chêne, 1978.

REIBEL, Guy. Dessine-moi la musique. DVD. Filmé par Beatriz Heyligers. Editions l’Artchipel. Paris, 2016.

REIBEL, Guy. Jeux musicaux 1 : Jeux vocaux – essai sur l’invention musicale, Salabert, Paris, 1984.